• Les peintres russes et la Normandie au XIXe siècle

     

    Auteur : Tatiana Mojenok-Ninin

     

     

    Un vrai déferlement médiatique accompagne le festival pluridisciplinaire (insistons sur le mot) de Normandie impressionniste, organisé sur cinq départements en deux régions, de juin à septembre 2010

    – le dossier de presse de cette « programmation exaltante et bigarrée » (sic) compte rien moins que 200 pages ! – Expositions (dix-sept pour la seule peinture, sept pour l’art contemporain, césure révélatrice, non sans exalter l’inévitable Sainte Vidéo …, huit pour la photographie, deux pour les arts décoratifs et deux pour l’ethnographie, des parents pauvres),

    ateliers – encore un mot-clé de l’époque

    promenades, colloques, conférences (on a même droit à une Fête de la philosophie, soyons à la page !), concerts (plus de cinquante),

    spectacles du genre « Nuits impressionnistes » ou « Grand bal impressionniste » à Rouen, le clou étant pour le lancement de cette méga-opération

    un « Grand pique-nique populaire » ou déjeuner sur l’herbe bis, le 20 juin,

    « dans toute la Normandie »,

    bref, toute une « palette d’idées pour itinéraires festifs ».

     


    Pour un peu, on s’excuserait de faire un sort à la presque trop modeste publication de Tatiana Mojenok-Ninin sur Les peintres russes et la Normandie au XIXe siècle, juste sortie pour l’occasion, en juin 2010.

      

    En regard, que de redites (voir par exemple l’exposition, d’ailleurs probe, de Dieppe, qui propose tout simplement l’accrochage dans une autre salle du musée des tableaux dits « impressionnistes » ordinairement exposés, un bis repetita qui qualifie encore en partie l’efficace prestation de Honfleur)

      

    ou que d’à-peu-près dans cette fièvre ultra-ludique et participative orchestrée sous le sacro-saint sigle impressionniste !

     

    – Emulation sympathiquement désordonnée, dira-t-on, mais enfin, que vient faire une réflexion

    – toujours la même !

    – sur L’Angélus de Millet et ses multiples, cela fait actuel, pour étudier « comment fonctionne l’imagerie du[dit] tableau » (quel langage !) ?

    – Juste pour que Gréville et la Manche soient du jeu ?

    Mais en quoi Millet est-il « impressionniste » ?

    Une question pas si déplacée !

     

    Et quelle justification bien sûr impressionnante, à défaut d’être impressionniste … à donner à La liberté raisonnée (2009), une vidéo de 4 minutes 50 secondes présentée dans les jardins de l’Hôtel du Département de Seine-Maritime à Rouen, inspirée, on l’aura compris, de l’indétrônable Liberté sur les barricades de Delacroix du Louvre?

      

    A moins qu’il ne faille délibérément confondre impressionnisme et révolution politico-sociale, une identification manifestement discutable, à coup sûre naïve : de grâce, ne récrivons pas de travers l’histoire de l’art et des styles (qui n’est pas celle des idées) !

      

    – Ou bien faut-il continuer d’enrôler Léon Riesener

      

    – excellente exposition à Lisieux dont c’est l’artiste principal,

    déjà fort bien représenté sur place

    – sous la bannière impressionniste ?

     

    Est-ce vraiment la bonne approche pour de tels artistes (voir encore Eugène Isabey,

    Jules Noël, etc. qui n’échappent pas à une certaine ambiance romantique) ?

      

    Osons quand même le dire, quelle nouveauté et rectitude d’idée y a-t-il à toujours reparler de Corot à Saint-Lô, de Millet à Cherbourg, de Cals et Boudin à Honfleur, et ainsi de suite ?

     


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    1. Vasili Polenov (1844-1927)
    La marée basse. Veules, 1874
    Huile sur toile - 20,8 x 29 cm
    Polenovo, Musée-mémorial d’histoire et d’art V.D. Polenov
    Photo : Musée Polenov
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    2. Alexeï Bogoliubov (1824-1896)
    Etretat. La marée basse, 1874
    Huile sur bois - 15 x 23,5 cm
    Saratov, musée national des Beaux-Arts A.N. Radichtchev
    Photo : Musée Radichtev

      

      

    C’est pourquoi l’on est agréablement surpris de découvrir grâce au livre de Tatiana Mojenok tant de paysages de Normandie, peints cette fois par des artistes russes de la deuxième moitié du XIXe siècle, et tous à trouver hors de France comme l’on peut s’y attendre.

      

    Porté par une méritoire et bienfaisante curiosité locale

      

    – celle de l’Association pour la sauvegarde du Patrimoine Veulais

      

    – et résultant des sagaces recherches d’une historienne d’art venue de Russie et fixée en France, un vrai gain pour l’historiographie nationale, l’ouvrage apporte une saisissante révélation.

      

    Que Veules-les-Roses (ill. 1) et toute la côte normande, de Cabourg à Dieppe, d’Etretat (ill. 2) au Tréport furent visités et choyés à partir des années 1850

    par nombre de peintres sujets du Tsar : tous n’allaient pas à Nice et sur la Riviera !

      

    Et tous n’étaient pas non plus impressionnistes ou si peu. Il y a à cet égard un vrai malentendu.

      

    Ce genre d’artistes, Bogoliubov au premier chef, tel un nouvel Isabey dont il fut justement le brillant élève entre 1856 et 1860, seraient-ils même regardés si on ne les qualifiait (par prudence !) d’impressionnistes ?

      

    Ou, plus insidieusement, si l’on n’en faisait au moins des précurseurs, censés comme tels annoncer sinon accompagner une libération moderniste estampillée une fois pour toutes du salvateur label impressionniste ?

      

    Du coup, peuvent-ils être enfin considérés pour eux-mêmes, jugés à leurs propres mérites, légitimés dans l’autonomie de leur sincère réalisme de paysagiste ?

     


    On observera que l’auteur, en historienne d’art accomplie, s’est lucidement gardée des habituelles analyses historico-téléologiques (comme si tout convergeait, devait se résoudre en impressionnisme).

      

    Au vu et au su de l’exigence proprement normande, de la réalité topographique, Tatiana Mojenok nous fait d’abord sentir la qualité des paysages, la fraîcheur de la découverte, la belle simplicité des sites, plages ou falaises (les monuments, eux, sont plutôt délaissés par les artistes), alliée à la splendeur des effets de ciels, nuages et couchers du soleil (les bords de mer y sont propices),

     

    ce ravissement privilégié qui saisit ici un Russe autant que le Français Isabey ou le Hollandais Jongkind (Jongkind n’est-il pas, soit dit en passant, un typique pseudo-Impressionniste !), et ce ne serait pas moins vrai d’un Boudin, le héros de Honfleur, historiquement mal situé, stylistiquement mal compris.

      

    On devra insister aussi sur le traditionnel mais très efficace usage des constructions spatiales avec écrans latéraux et motifs pittoresques comme barques ou pêcheurs

    (les paysages ne perdent jamais à être animés !)

    dont font soigneusement montre ces peintres.

      

    Ne nous étonnons pas en tout cas si la révélation de tous ces paysagistes, qu’ils soient français ou non, qu’ils soient d’avant l’impressionnisme ou en marge

     

    – c’est assez bien le cas des autres Russes venus à Veules à la suite de Bogoliubov, même avec un net décalage, tels le futur célèbre Répine ou le remarquable Polenov –, a été aussi (injustement et typiquement) tardive.

      

    Comme il en fut pareillement de la redécouverte d’Isabey et de la vertueuse phalange des paysagistes de l’Ecole de 1830 (Huet, Cabat, Brascassat, Flers, Lapito), sans parler des Leprince et de Coignet actifs dès les années 1820, et que ne pas dire de l’Ecole de Barbizon nullement considérée aujourd’hui comme elle le mériterait ?

    Mêmes préjugés aveugles, mêmes effets discriminants…

     

     


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    3. Alexeï Bogoliubov (1824-1896)
    Clair de lune, Pornic, 1867
    Huile sur toile - 73,3 x 60,8 cm
    Fécamp, musée
    Photo : Musée de Fécamp

      

    Ici, la réhabilitation a même été double.

    D’abord, sur le plan de la mémoire locale, le souvenir du passage de tous ces Russes à Veules s’étant quelque peu effacé, et l’on imagine ce qu’il fallut d’heureux hasards en plus du zèle patient d’érudits sur place

    – félicitons-nous qu’ils existent et encourageons-les !

      

    – pour renouer avec un passé aussi flatteur qu’intéressant.

     

      

    Ensuite, quant à la localisation des œuvres, pratiquement toutes à retrouver en Russie

    (une seule exception en Normandie, le beau tableau, d’ailleurs breton puisque représentant la mer à Pornic par clair de lune et daté 1867 (ill. 3), qui parvint par un heureux don de 1934 au musée de Fécamp).

      

    Qui soupçonnait justement, jusqu’à ces dernières années (publications russes de 1996 et 2003, enquête française amorcée en 1990), que tant d’œuvres de Bogoliubov, le plus francophile et francisant de ces peintres, sans doute aussi le plus doué, se retrouvaient grâce à son legs

      

    (200 peintures, 800 dessins) au musée de Saratov, tout comme son disciple non moins heureux, Polenov, profitait, lui, du musée-mémorial de Polenovo ?

      

    L’erreur eût été de s’en tenir un peu trop sommairement aux grands musées de Moscou et de Saint-Pétersbourg, arbres cachant, c’est le cas de le dire, une vaste forêt patrimoniale.

      

    Relevons au passage que le livre de Mojenok, grâce au précieux legs de Bogoliubov, nous fait connaître aussi plusieurs peintures françaises de qualité (Cicéri, Isabey, Daubigny, Corot), qui n’avaient sans doute été jamais ou presque reproduits dans des livres d’art.

     

     


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    4. Alexeï Bogoliubov (1824-1896)
    Le coucher de soleil à Dieppe (détail), 1872
    Huile sur toile - 29 x 41 cm
    Stavropol, Musée régional des Beaux-Arts
    Photo : Musée de Stavropol

    Mais l’essentiel est évidemment la floraison d’études de paysages de Bogoliubov

    – on doit saluer la performance qu’il y eut à faire reproduire dans un livre français tant d’inédits d’un lointain musée des bords de la Volga

    – petites études franches et savoureuses qui tranchent sur les productions plus commerciales et,

    il faut le reconnaître, relativement banales qu’offrent çà et là les ventes publiques,

    alertes morceaux de nature tout à fait dignes d’Isabey et de Boudin, qui d’Yport (Barques),

      

      

    de Veules bien sûr, lieu de villégiature préféré de l’artiste (Vagues près de la jetée, Plage, le soir,

      

    La Veulette, Moulin près de la falaise, Arc-en-ciel, Falaises, Moulin au printemps, Cour de ferme à l’automne, Plage avec élégantes lisant ou peignant devant la mer, un tableau qui invite irrésistiblement à la comparaison avec Boudin), qui de Dieppe (Vue du Port, Coucher de soleil (ill. 4), Voiliers, le matin,

    Barques échouées sur fond de falaises), de Cabourg (Plage),

    du Tréport (Arrivée au port pendant la marée haute, La jetée par tempête, Pêcheurs au large, Marais),

    d’Etretat (Marée basse (ill. 2), un petit chef d’œuvre tourmenté qui pourrait en remontrer à Isabey, Bord de mer, le soir, ou par gros vent, Blanchisseuses le matin), composent une délicieuse et assez inoubliable galerie normande.

      

      

    A sa façon, ce livre élégant, si neuf par son contenu et son illustration, est l’une des contributions les plus réussies, quoique discrète, à la faste année 2010 de la Normandie, en son richissime festival culturel.

     

    Tatania Mojenok Ninin, Les peintres russes et la Normandie au XIXe siècle,

    Editions point de vues, Bonsecours, Association pour la Sauvegarde du Patrimoine Veulais,

    Veules-les-Roses, juin 2010, 120 pages, 25 €, ISBN 978-2-915548-47-1,

     

     

    Jacques Foucart, mardi 31 août 2010

      

      

    http://www.latribunedelart.com/les-peintres-russes-et-la-normandie-au-xixe-siecle

      

      

     

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